
La question sociale vue d’un liberal
Vuillerme (1783-1862) est le nom d’un médecin militaire, colonel, qui inventa l’analyse statistique sociale en France. Il est parfois considéré (à tort) comme un précurseur de la médecine du travail, voire (à tort) l’inventeur des inspecteurs du travail.
Son propos, c’est à dire la question qu’il se posait pendant la monarchie de Juillet (1830-1848) c’était comment améliorer la qualité et le nombre des jeunes hommes conscrits, et, dans un souci d’unification de la nation par l’égalité devant la conscription militaire, d’en diversifier le recrutement sur tous les cantons, riches ou pauvres, agricoles ou industriels.
Médecin statisticien, il accumule d’énormes quantités de données lui permettant de répondre à la question “pourquoi certains cantons produisent de grandes quantités de jeunes hommes aptes au service, et d’autre des avortons et des imbéciles impropres à se faire tuer dans des aventures coloniales?” Et cette réponse, c’est, en gros, à la fois la pauvreté des classes ouvrières, minières, métayères, et par conséquence, le travail des enfants comme sources de revenus indispensables aux familles dès le moment de leur développement physique, les abîmant à la tâche avant qu’on puisse les faire abîmer par les coups de fusil de l’ennemi.
Vuillermè, né en 1782, est l’un des rescapés d’une classe d’âge, celle née entre 1780 et 1790, dont un quart des jeunes hommes, d’après son propre travail de démographe publié en 1834, mourra dans les guerres menées entre 1798 et 1815. Lui-même fut l’un des chirurgiens de “la Grande Armée”, ce système de pillage de l’Europe et de domination par la force que la France impériale imposa sur le continent en vue d’enrichir un clan familial, et que l’Europe, pour s’en débarrasser, accomplit sa première unité, celle de la Sainte Alliance, et une occupation militaire du pays jusqu’en 1818.
Vuillermé s’interroge en 1834 sur la valeur de la santé publique comme instrument de puissance militaire. Il compare par exemple “la valeur” du département du Lot, de la Belgique, et d’un district en Russie quant à leur capacité à “obtenir un homme fait” pour le défaire si possible sur un champ de bataille.
Sa dissertation fit grande sensation. Les classes dominantes françaises découvraient que leur destin, en ces temps où l’armée comptait, dépendait bien de leur capacité à bien gérer le potentiel humain des classes nombreuses, à la fois pour la production et pour la guerre. Une prise de conscience eut lieu dans certaines classes que la liberté du marché, la loi de l’offre de Say théorisée 10 ans auparavant, le libre échange, ne permettraient pas seuls de fournir les cohortes nécessaires à l’envahissement de l’Algerie, la défense des états papaux ou l’écrasement des révolutions lyonnaises. Il fallait bien intervenir.
Vuillermé fut donc charger de dresser un tableau de l’état physique et moral de la classe ouvrière. Ce travail est, avec l’enquête d’un jeune allemand depuis les manufactures anglaises de son père sur l’état physique et moral de la classe ouvrière de Manchester, un certain Engels, l’un des premiers grands travaux de sociologie sociales en Europe. Il est publié en 1840 et déclenche un débat parlementaire pour créer une législation protectrice du travail, afin d’améliorer la qualité démographique des futurs jeunes conscrits.
C’est ce qui aboutit en 1841, malgré les protestations indignées de tous les libéraux de l’époque, Pellegrino Rossi et Bastiat en tête, l’un parlementaire, l’autre depuis l’université, au vote d’une loi interdisant le travail des enfants de moins de 8 ans.
Cependant, cette loi n’entrait pas dans les détails vitaux, tels que la compensation de la perte des revenus familiaux par une augmentation concomitante des salaires des plus vieux, ou la mise en place de contrôles, et de sanctions, en cas de non application.
Lorsque, la loi votée, des gens que Vuillermé détestait, des républicains, des socialistes, voire même le candidat bonapartiste à l’Elysee, parlèrent de permettre au moins un contrôle par des associations ouvrières, il s’empressa de publier un pamphlet contre le principe même d’associations ouvrières, affirmant, et reformulant là la thèse du “ruissellement” telle qu’elle était comprise en 1848, “C’est à la libre concurrence, prudemment conduite, que, depuis 1789, la France doit ses progrès industriels, et la classe ouvrière, prise en masse, l’amélioration de son sort.”
Vuillermé, dans son livre II, cite l’analyse de classes que Vauban en 1698 fait pour tenter d’expliquer les gigantesques écarts de fortune en France et notamment l’extrême misère des 50% les moins riches. Il continue son analyse en terme de classes sociales, et souligne l’utilité et la productivité accrue des classes ouvrières britanniques à la consommation “de viande et de froment”, alors que l’ouvrier français le plus pauvre “fait de la pomme de terre sa principale” dépendant pour du pain de seigle de l’aumône publique (on dirait aujourd’hui “des banques alimentaires”).
Vuillermé constate l’inégalité de salaires entre hommes et femmes (2 francs par jour pour l’homme en moyenne, 1 franc pour la femme) et donne aussi les salaires moyens des enfants (75 centimes au delà de 13 ans, 50 centimes à 8 ans). A l’époque, 2 francs, c’était, à Paris, 3 litres de vin, ou 3 kilos de pain, ou de riz, ou 20 kilos de patates, ou 500 grammes de bougie, ou une stère de bois de chauffage (d’après Gustave Bienayme, le coût de la vie à Paris à diverses époques, 1896), ou deux semaines de loyer. Les 10% les plus pauvres ne gagnaient pas même 1 franc par jour… D’après une étude de Dupin de 1827, une famille ouvrière avec deux enfants en âge de travailler devait atteindre 760 francs de revenu annuel pour ne pas avoir besoin de l’assistance publique, dont 130 francs tirés du travail des enfants.
L’interdiction de 1841 entrait donc en opposition à la fois aux intérêts du patron et ceux d’une famille ouvrière dont les pertes n’étaient pas compensées.
Vuillermé le constaste: le salaire n’est pas assez élevé. Il décrit également comment la femme ouvrière étant poussée à l’indigence elle doit recourir à « l’union illicite » c’est à dire la prostitution. Le bourgeois qui « alllait s’encanailler aux barrières » consommait de l’ouvrière aux abois, mais la condamnation morale ne visait que l’ouvrière.
Alors pourquoi ce texte.
Si la limitation du temps du travail est progrès, ce ne l’est que si la part des salaires augmente dans le partage de la richesse nationale.
Or, on a fait aux classes populaires allemandes entre 2003 et 2016 la même chose qu’aux classes ouvrières françaises en 1841: on a réduit leur temps de travail ET leurs salaires.
La réponse des ouvriers français, ce fut Juin 1848, puis, en décembre 1851, la grève de l’émeute.
Pour l’ouvrier allemand, c’est le bulletin de vote anti système AfD.
Dans les deux cas, quand un libéral vient avec « un progrès social », regardons bien attentivement ce qu’il prépare pour de vrai.
Je rappelle d’ailleurs que l’idée du revenu universel est une idée libérale.