
Rien n’est inspiré des dieux, mais tout du souvenir des hommes
La tradition des textes révélés par l’inspiration divine est très ancienne. Ainsi, la plupart des textes religieux, litanies et mythes, conservés par les cultures écrivant en cunéiforme, et trouvant leur place, soit copiés littéralement, comme le mythe du déluge, soit par paraphrase, ou par inspiration et adaptation à un un nouveau contexte idéologique, tant dans l’ancien testament que dans le Coran, sacrifient à l’invocation d’une inspiration divine en introduction ou conclusion.
Il y a peu d’auteurs connus de ces grands textes. Lors qu’un auteur est connu, on lui donne l’attribut de prophète pour conserver l’illusion d’un texte inspiré ou révélé par une puissance divine.
C’est cohérent d’ailleurs avec des textes plus politiques, justifiant les actes et lois des rois de leurs vivants : parmi les formules rhétoriques obligatoires, mais qui sont également le reflet de choix idéologiques autant que théologiques, les rois mettent leurs actions sous les inspirations et co-creation de leurs divinités préférées.

C’est ainsi qu’il existe, depuis que l’homme a découvert qu’il pouvait utiliser l’écriture pour autre chose que de la gestion comptable, des contrats commerciaux ou civils, ou des certifications de contenus livrés, depuis 4500 ans des textes en Mésopotamie se réclamant d’inspiration divine.

Dès l’invention de l’écriture, on est passé du logiciel comptable à l’intelligence artificielle, ici appelée “prophétie divine”.
Étrangement, dans cette période pourtant très éloignée de nous, la tradition lettrée babylonienne et akkadienne a conservé le nom d’une personne à qui on attribue spécifiquement certains des textes de prières et de litanies les plus souvent recopiés de cette littérature.
Et cette personne est une femme.
J’en ai déjà parlé ici.
Enheduanna est d’après la tradition la première auteure de l’histoire dont on connaît le nom.

C’est la sœur ou la fille de Sargon d’Akkad, qui règne vers 2200 ans avant notre ère, il y a 4200 ans.
Elle est grande prêtresse de la capitale religieuse de la Mésopotamie, Ur.
Par cela, elle est l’épouse sur terre du dieu Nanna, aussi connu sous le nom de Sin, la Lune.
On a retrouvé à Ur des témoignages archéologiques confirmant son existence historique, comme grande prêtresse et comme femme liée à la dynastie royale.
Le culte de cette divinité sera très populaire tout au long des vicissitudes des dynasties et des pouvoirs dominant le croissant fertile, qui va des deux grands fleuves mésopotamiens aux vallées fertiles d’Anatolie, puis des côtes du levant jusqu’aux frontières de l’ Égypte et le Nil.
Le culte, qui invente le symbole du croissant de lune, cesse d’être documenté dans son dernier temple à Neirab, près d’Alep, en Syrie, peu après la conquête par les Macédoniens d’Alexandre.
Nanna/Sin à plusieurs noms, certains sont considérés comme “secret”, “véritables”. On l’appelle aussi “mon seigneur”. C’est une pratique courante parce que la liturgie de ce temps là jonglait entre plusieurs langues, en souhaitant inspirer le respect par l’ancienneté des formes.
Les prêtres, quels que soient les dynasties, les peuples ou les panthéons, que l’on écrive tous les jours les contrats commerciaux ou civils en langues sémitiques ou indo européennes, emprunterons la langue sumérienne ou une version ancienne de la langue akkadienne pour rendre à leurs énoncés théologiques une hermétique et une symbolique hors du temps des hommes.
Mais dès lors, jonglant entre plusieurs langues, les dieux avaient plusieurs noms.
Notons que Sin est considéré être le père de Shamash, le dieu soleil, le dieu de la justice à qui le roi Hammurabi consacre le premier grand traité des lois inscrits à flanc de montagne sur des tablettes gravées conservé, que l’on peut toujours lire sur ce flanc de montagne, il y a 3700 ans.
A l’époque, il n’y a avait pas de monothéisme, ni d’interdit alimentaire du porc ou du sanglier dans le Levant.
Mais Hammurabi, roi de justice dont la généalogie remonte aux rois antédiluviens qui vivaient alors plusieurs milliers d’années, est aussi connu par des textes historiques, des correspondances diplomatiques avec d’autres états.
Il a réellement existé, contrairement aux mythes de Abraham et de ses fils Israël et Ismael, de Noah, de Moise, de Salomon ou de David.
Et il écrivait dans une langue sémitique plus ancienne que l’hébreu ou que l’ancêtre de l’arabe.

Enheduanna écrit donc il y a 4200 ans des textes poétiques et religieux où elle ne célèbre pas seulement le dieu de sa fonction, mais aussi Inanna/Ishtar/Astarte, la déesse de l’amour et de la fertilité.
Au vu du contenu idéologique de l’ancien testament, du nouveau, et du coran, son existence même est absolument blasphématoire et hérétique.

Et pourtant, c’est elle qui exista. Une femme, grande prêtresse, épouse d’un dieu priant une déesse, consacrée pendant toute l’existence de la littérature cunéiforme comme l’une des rares auteures dont on conserva et honora le nom et les textes, ancêtre de Homere et des prophètes, si vous voulez, exista pour de vrai, on en a les témoignages dans les archives de son époque.
Alors que ni les grands prophètes de la bible, jusqu’au moment de sa rédaction – il n’y a pas très longtemps, l’ancien testament fut rédigé il y 2600 ans, pot pourri de textes plus anciens parfois empruntés aux grandes religions des grandes puissances assyriennes et égyptiennes, parfois réécriture de mythes plus récents et locaux, et réécriture surtout de l’histoire contemporaine de sa rédaction, à partir seulement de laquelle d’ailleurs les prophètes sont des auteurs connus et réels – ni même Homere n’ont de témoignages attestés de leur existence historique, on en a pour Enheduanna.
Pourquoi je rappelle tout cela ?
Parce qu’il n’y a aucune vérité à rechercher dans des textes religieux pour soutenir une argumentation politique ici et maintenant.
Ni le coran, ni le nouveau, ni l’ancien testament ne nous intéressent pour vivre. Ils nous parlent soit d’avant notre vie, soit d’après notre vie, et entre temps, c’est à nous de vivre.
Je vois des gens se battre à coup de cartes anciennes pour justifier de l’antériorité des juifs ou des palestiniens dans le Levant. C’est à pleurer.
C’est le testament de l’échec complet de la tradition critique des lumières, de sa perversion tant par le bigotisme que le mercantilisme, alliés pour créer des fictions narratives et défendre idéologiquement les contradictions d’intérêts politiques, territoriaux, fonciers, économiques entre classes et peuples, et empêcher la résolution de ces conflits autrement que par l’élimination physique de la contradiction.

Il n’y a pas de légitimité religieuse à dessiner un cadre politique aujourd’hui, parce que la religion n’est qu’une variante de la passion de l’humanité de réduire des réalités complexes et parfois douloureuses à des narrations simplifiées. Il y a aussi des quantités d’autres récits possibles, romans, poésie, chants héroïques, chants à boire, proverbes, calembours, injures et insultes, révisionnisme historique et idéologique.
Si l’on veut fonder notre existence sur autre chose que la coexistence, c’est à dire le compromis, il faut assumer la volonté criminelle. La religion est belle lorsqu’elle mène une recherche intérieure et intime, lorsque l’ermite se retire du monde. Elle est criminelle lorsqu’elle cherche à organiser le monde et imposer son récit aux hommes qui vivent encore.
Nabonide est le dernier roi assyrien ayant compté dans l’histoire. Il règne entre 559 et 539 avant notre ère. C’est le fils d’une grande prêtresse de Sin, une héritière en quelque sorte de Enheduanna, officiant au grand temple de Harran.
Roi très pieux, il fait reconstruire les temples de Sin dans son royaume. Il néglige par contre le dieu devenu le principal entre temps, Marduk, et le clergé de ce dieu fera donc de la résistance pendant son règne.
Nabonide s’allie aux perses pour reprendre la ville de Harran aux Mèdes et y rétablir le temple. Délaissant le cycle des fêtes religieuses du clergé babylonien, Nabonide se retire dans l’oasis de Taman en Arabie et conquiert Medine.
Il revient dans sa capitale seulement en 547, complètement illuminé par sa foi dans le dieu Lune qu’il veut établir comme le plus grand, et complètement aveugle à la montée en puissance de l’empire perse.
En octobre 539, son fils Balthazar est tué lorsque Babylone se rends sans combattre à Cyrus II, et lui même, battu, capturé, meurt en captivité. Cyrus rétablit l’ancien clergé et Marduk, engageant le syncrétisme des religions de l’empire assyrien conquis et de l’empire perse conquérant.
Soucieux de cette alliance avec les peuples de l’empire conquis, Cyrus permet aux juifs exilés à Babylone, où leurs prêtres, pour maintenir la communauté sous leur emprise, a fait évoluer la religion vers une sorte de monothéisme, l’accompagnant d’interdits alimentaires et coutumiers visant à protéger non le peuple mais leur propre domination, de rentrer à Jérusalem et reconstruire leur temple.
Les juifs restés en Israël ne serons pas du tout “amusés” de ce retour, ni des prétentions théologiques, foncières, et politiques des nouveaux arrivants, et l’ancien testament témoigne des difficultés politiques et religieuses.
Nabonide, porté au pouvoir à 60 ans par le clergé de Sin, meurt à 79 ans alors que Cambyse, fils de Cyrus, lui succède et engage la conquête perse de l’Egypte.
Cyrus quant à lui, deja vainqueur de Crésus en Lydie, oui le Crésus qui invente la monnaie en pièces d’or, fait construire par les grands prêtres de Babylone une propagande idéologique et théologique l’assimilant à un grand roi de justice et de sagesse, victorieux parce que pieux, servant Marduk.
L’influence de ce travail de propagande se retrouve bien sûr dans l’ancien testament, car les prêtres judeens se trouvaient en contact direct avec l’impressionnante culture du clergé babylonien.
Le livre d’Isaïe est ainsi si favorable à Cyrus, et donc critique de Nabonide, que Cyrus est meme nommé “Messie de YHW” (les judeens empruntent à la tradition de la région la multiplicité des noms pour leurs dieux, la religion étant au début polythéiste, et Yahwe avait son parèdre, une déesse féminine, comme Zeus avait Hera) – c’est le Koresh du chapitre 45.

C’est important aussi de se plonger dans la critique historique de ces textes fondant la légitimité autoproclamée des organisations humaines avides de pouvoir hégémonique, les clergés.
Or, l’une des raisons de la crise actuelle en Israël, c’est le conflit religieux entre deux fondamentalismes, celui du Hamas, allié de l’Iran, d’où est originaire le perse Cyrus, ironie tragique, et le messianisme de l’extrême droite religieuse israélienne, bien décidée, par la colonisation, à effacer le souvenir même de l’existence du peuple palestinien.
Et il faut le dire, le répéter, l’exposer : tout cela est construit sur des narrations de temps historiques depuis longtemps disparus, par des hommes mortels depuis longtemps dans le néant, et n’a aucun intérêt aujourd’hui.
La boussole ne peut être que ce que nous avons arraché à l’obscurité, au brouillard des interprétations religieuses : la science, la raison, l’humanité universelle, les droits universels, le droit international.
Le bigotisme actuel est si puissant, qu’il y a même des voix se réclamant de la raison et de la science, voire de la libre pensée, réclamant de défendre l’obscurantisme au nom de l’oppression de certaines de ses minorités. Refusant d’appeler un chat un chat, et un raciste anti noir ou anti arabe un raciste, on va défendre les crimes d’une religion écrite en arabe par rejet de “l’islamophobie”. Anticlérical, je suis sans doute islamophobe dans la dimension de la lutte de la libre pensée. Je suis aussi christianophobe, mon choix est universaliste et ne s’arrête pas à un déterminant ethnique ou religieux. Le racisme consiste à s’arrêter à des déterminants ethniques ou religieux.
Une autre bigoterie assimile la lutte contre l’anti sémitisme au soutien inconditionnel d’un État dont la forme démocratique est la contradiction même au mot inconditionnel. Soit on défends la démocratie, et donc le débat entre paroles conflictuelles, les conditions posées aux compromis, soit on choisit l’absolutisme bigot des théocraties. Soit on tiens comptable l’état d’Israël de la dignité humaine y compris dans sa lutte avec des criminels terroristes sans dignités, soit on fait le choix de confondre un choix universel, la lutte contre l’anti sémitisme au nom de l’humanité, et un choix religieux, dans un choc des clergés.
Et s’il faut choisir un brouillard, alors je resterais avec la première auteure connue d’un texte de l’histoire humaine, une femme, libre par son statut, riche au milieu de sa communauté de prêtresses, écrivant il y a 4200 ans.
Ah, Sargon, son père, devint roi alors qu’il était de père inconnu. On ne sait pas comment sa mère prêtresse l’enfanta. Elle le confia cependant dans une coracle, ce type de bateau tressé d’osier qu’on confondra avec un panier, et couvert de bitume pour l’étanchéité, aux eaux d’un fleuve. Il fut receuilli par un jardinier, pour les jardins royaux, et c’est ainsi que de jardinier il devint roi.
La coracle, c’est la forme donné par le premier texte sumérien au bateau que l’homme sage, sous l’inspiration d’un dieu ami des hommes, construit pour échapper au déluge appelé par un dieu fatigué des hommes. La coracle, c’est la forme, que ne connaissent pas les prêtres lorsqu’ils copient ou réécrivent ces textes pour leur propre religion, de l’arche de Noé, comme du panier de Moise.
Et oui, rien n’est inspiré des dieux, mais tout du souvenir des hommes.
