L’ancien régime et le régime actuel
Il y a une tarte à la crème dans la bourgeoisie française, c’est d’opposer Marx et tous les socialistes français – y compris les pas du tout marxistes comme Louis Blanc – à la grandeur libérale d’Alexis de Tocqueville.
Ah, voilà une histoire libérée de la lutte des classes, du collectivisme, une pensée qui voit d’abord la liberté !
C’est un contre sens absolu.
C’est la marque qu’ils ne l’ont pas lu, ou qu’ils ne connaissent que ce qu’il a pu dire d’une situation très particulière – la guerre d’indépendance de colons contre le pays colonisateur qui les fonda – n’ayant aucune aspiration universelle.
Que la France ait soutenu en 1778 les rebelles était bien sûr la monnaie rendue de la perte, seulement 15 ans plus tôt, de son propre premier empire colonial, conquis par les britanniques associés à la Prusse et victorieux de la guerre de 7 ans.
Pensez y, les iroquois étaient les alliés de Frédéric II de Prusse.
Il n’y avait là dedans rien d’universel, c’était un accident historique, et la république américaine, aussi particulière que la république de Venise ou celle de Raguse (Dubrovnik).
Alexis de Tocqueville consacra son dernier ouvrage à notre révolution. Écrit en 1852-59, juste après la révolution de 1848 qui l’a profondément marqué, il est député alors et participe à la rédaction de la constitution de la seconde république, le premier livre est publié dès 1856. Tocqueville meurt en 1859 sans avoir fini le second livre.
Il y a plusieurs idées fondamentales d’après lui expliquant la révolution et la fin de l’ancien régime.
D’abord, à fin d’efficacité et de contrôle absolutiste, la monarchie supprime les corps intermédiaires et les cours locales de justices, les pouvoirs municipaux et provinciaux qui étaient autant d’espaces de construction de compromis entre classes et castes.
Ensuite, la monarchie, des Louis XI, crée des inégalités fiscales intolérables entre classes et castes, faisant porter le poids maximum de l’impôt aux plus nombreux et plus miséreux.
Avec l’atomisation des conditions et des communautés, et la corruption de cadres administratifs où l’on supprime les spécialités, la monarchie crée un cadre politique et économique où se développe, notamment avec une économie prospère au XVIIIeme siècle mais une situation dégradée pour les paysans du pays par rapport au XVIIeme siècle, une lutte permanente des classes entre elles.
Le reste, c’est à dire la philosophie des lumières, les développements intellectuels et techniques, sont des conséquences,parfois contradictoires, mais non les causes profondes de la Révolution.

Oui, Tocqueville donne comme clé pour comprendre la Révolution, événement unique dans l’histoire du monde occidental, la lutte des classes dans un espace où la centralisation du pouvoir s’accompagne de la destruction des corps intermédiaires, des espaces de construction du compromis, l’injustice fiscale et l’inégalité dans la distribution d’une relative prospérité. L’endettement permanent de l’Etat entraîne aussi une obsession du pouvoir monarchique pour tout subordonner soit à créer de nouvelles recettes, soit supprimer des dépenses, et cet effort est intégralement porté par les roturiers, surtout pauvres.
Il décrit l’atomisation, c’est à dire une forme d’individualisme et de perte de sens de l’esprit collectif, commun.
Dès lors, la Révolution doit être antireligieuse non quant à la foi elle-même, mais quant à L’église, car elle est alors la plus puissante institution monarchique, classique, et financière. Il ne peut y avoir de nouveau monde si l’église catholique et toutes ses propriétés, ses prébendes, ses privilèges, ses monopoles, subsistent.
L’histoire de la fin de l’ancien régime et de la révolution française par Tocqueville expose aussi cette idée essentielle : la révolution américaine est singulière parce que seulement applicable dans ses principes et effets dans le cadre américain.
La révolution française elle diffuse et influence bien au delà et ses conditions de départ sont comparables dans d’autres espaces européens, notamment l’Allemagne.
C’est ce qui permets à cette Révolution de toucher à l’universel, quand les États Unis d’Amérique ne sont qu’un fait unique, singulier, sans influence.
Je vous cite Tocqueville reprenant l’idée d’une lutte des classes à son compte : chapitre 9 « les deux classes (bourgeoisie et noblesse) sont ennemies »
Chapitre 10: « quand les différentes classes qui partageaient la société de l’Ancienne France rentrèrent en contact (en 1789) après avoir été isolées si longtemps par tant de barrières (notamment fiscales) elles ne se touchèrent d’abord que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour s’entre déchirer ».

L’analyse matérialiste, fondée sur les inégalités de fiscalité, de richesses et de condition, fonde la conviction profonde de Tocqueville : c’est la disparition des libertés locales, des corps et des institutions intermédiaires où les compromis étaient nécessaires, et l’injustice fiscale s’appuyant sur la Taille et le franc-fief, qui fondent les atomisations – il parle d’un « individualisme collectif » – de la société en classes et castes en luttes entre elles.
On n’a pas bien sûr l’approche analytique et statistique d’un Marx. Mais l’idée est comparable.
Ce qui me rappelle que les « modérés » d’aujourd’hui pensent que la lutte des classes ne serait pas un phénomène mais un slogan politique.
Et me fait interroger sur la pratique du pouvoir et des institutions depuis 22 ans : nous marchons vers la reconstitution des structures ayant conduits à notre Révolution.
Macron, en abolissant les corps intermédiaires, et les institutions, en plaçant le fait majoritaire devant l’obligation du compromis, recréent les conditions politiques de l’asphyxie de la société. L’inégalité fiscale, avec l’impôt sur le revenu perdant sa place au profit de taxes indirectes touchant d’abord les classes populaires et moyennes, les plus riches disposant tant d’évasions fiscales que de crédits d’impôts, créent les inégalités intolérables à l’opinion publique. Enfin, l’individualisme et l’atomisation des communautés recréent les conditions d’un égoïsme au niveau individuel collectif créant la base d’une lutte impitoyable des classes entre elles.




Mais quand on pense à la Révolution, 35 ans de révisionnisme libéral anti marxiste nous a enseigné qu’il ne faut retenir que « la terreur » et y voir l’antichambre des totalitarismes.
Personnellement, je vois bien plutôt dans la guerre de trente ans et l’extermination d’un tiers des européens pour des causes religieuses les ferments des deux totalitarismes criminels du XXeme siècle. C’est dans le christianisme qu’on trouve les fondements de l’absolutisme totalitaire, qui rêvent d’établir de nouvelles religions sans dieu.
Tocqueville d’ailleurs ne voit pas dans la terreur une marque indélébile disqualifiant le reste, car il voit bien une conjonction de nécessités, l’influence des guerres extérieures, et les luttes rentrées deux siècles durant explosant en deux ans.
Il excuse même la lutte contre la religion, et reconnaît sa nécessité.
Mais revenons un instant sur les fameux « décrets de la terreur ».
Je relisais les décrets dits « de la terreur » du 17 septembre 1793.
Ce sont les décrets qui, en période de guerre et d’invasion du territoire national, où des puissances étrangères financent et arment des rébellions sur le territoire national, forment des camps d’internement des personnes suspectes de travailler pour ces puissances étrangères.
Et bien, saviez vous que des décrets analogues en tout point, reprenant d’ailleurs la désignation de « suspects » furent pris dans les mêmes circonstances – la guerre et l’invasion du territoire par une puissance étrangère, la peur du financement de sabotages ou de rébellion par une puissance étrangère – tant en 1914 qu’en 1939?
D’ailleurs, le décret sur les suspects ne parle jamais de « terreur » – ce mot fut inventé après la mort de Robespierre pour désigner rétroactivement la période. Les terroristes, les tous premiers, sont ceux qui, princes et généraux autrichiens, promettent l’extermination des français, espérant mettre fin à la révolution en la terrorisant.
Si certains historiens doutent de la réalité de la menace, qu’ils se penchent comment l’Autriche, les trente années précédentes, réprima les révoltes populaires, et comment, en 1848, le jeune futur empereur d’Autriche déclara s’enivrer du sang des viennois massacrés après l’échec de leur révolution. Ce même empereur épousera Sissi, et enverra son empire déclencher la première guerre mondiale.
Ah si Brunswick n’avait pas été corruptible, et si il n’avait reculé à Valmy, oui, Paris aurait été prise, détruite, et les parisiens massacrés.
Et ce décret vise en réalité à protéger les suspects et empêcher la reproduction des massacres populaires.
Un an plus tôt, la foule, effrayée par ces déclarations du général autrichien de Brunswick, qui promettait d’exterminer tous les parisiens dès la ville prise, massacre près de 1200 personnes, tirées des prisons et des couvents, comme agents du complot préparant cette extermination.
La grande révolution a des pages noires, qui nous enseignent que les réseaux sociaux numériques singent les réseaux sociaux de la vie réelle, que le complotisme existe bien avant twitter, et que toutes nos législations depuis abandonnées sur le contrôle des fausses nouvelles, le rejet de la concentration industrielle des médias, nous ont affaiblie dans la société entière.
Les décrets sont si « terribles » qu’ils prévoient l’assignation à résidence, sans bracelet électronique bien sûr, et que les plus fortunés puissent emmener leurs meubles en détention. Même aux pires moments de la répression jacobiniste, de nombreux détenus pourrons intercéder, allonger les délais, communiquer avec l’extérieur.
Les détenus des camps d’internement de 1914-1918 raconterons avoir vécu quatre ans de faim et de misère, la mortalité y fut terrible, coupés du monde, sans secours, sans bien sûr emporter leur biens ou meubles.
La plupart des internés de 1939 furent récupérés par les nazis en 1940, notamment les républicains espagnols, les opposants allemands et autrichiens, et les juifs, déportés. Les camps d’internement seront recyclés par les collaborateurs français, issus des traditions politiques opposées à la révolution française, comme camps vers la déportation des juifs, des communistes, des résistants, des homosexuels français.
En deux ans, la France révolutionnaire exécute 17 000 personnes. C’est bien sûr un chiffre effrayant, documenté parce qu’il y a des pièces juridiques, des procès, même sommaires, des jugements, il y a même des acquittements.
C’est autant que fit Thiers en deux semaines en 1871 rien qu’à Paris, sans jugements ni procès. Ceux-ci serons pour les survivants. Il durerons jusqu’en 1879 – jusqu’à l’amnistie – et des milliers de deportes mourrons loin, jamais comptabilisés dans la terreur bourgeoise.
Le bilan des familles politiques antirevolutionnaires ayant travaillé à la déportation de français entre 1940 et 1944 est encore dix fois plus grand, plus violent, plus abject, plus criminel.
Enfin, la paix ne reviens pas par enchantement avec la mort de Robespierre – ni la paix, ni la fin des massacres politiques. La répression contre les jacobins et la chasse aux républicains, tout au long des années 1794 à 1802 fit plus de morts que la terreur, même en ajoutant les victimes des noyades de Nantes et les autres.
Napoléon commence la tradition de la déportation des républicains et des socialistes sur des rochers lointains où on les laisse mourir, comme le général Rossignol, rétablit l’esclavage et trahit Toussaint avant de le laisser mourir dans un cachot, d’expulser les officiers noirs et métis, et d’importer en France les névroses racistes de la société coloniale esclavagiste des Antilles dont était issue sa femme.
La Révolution nous enseigne que la République doit à la fois être sociale, juste, et droite. Sinon, la violence, spontanée ou d’État, l’emporte.
Mais tant l’échec de l’Ancien Régime que les violences suivantes nous enseigne aussi que la démocratie se vit à tous les niveaux, ou meurt.
En relisant ces textes, je suis frappé combien la société française de 2023 ressemble dans cet « individualisme collectif » décrié par Tocqueville – il critique même les discours des années 1770-1790 où les libéraux français promettent l’ascension sociale par l’enrichissement privé, premier de cordée et « traversez la rue » comme un facteur encore d’atomisation exacerbant les luttes entre classes – par société d’ancien régime.
La « centralisation » qu’il décrit, c’est notre technocratie, qui ne sers plus le bien public, mais seulement la recherche d’expédients financiers.
Il y a des citations de Turgot et d’intendants qu’il faudrait faire lire aux IEP de Paris et de Navarre pour faire réfléchir ces têtes futures sur les effets des idéologies techno-libérales.
Enfin, il y a une confirmation pour moi : l’idéologie de Macron n’est pas moderne. Elle est même l’une des plus archaïque qui soit au regard de l’histoire de France.
Un petit mot pour nos adeptes du culte de Jeanne, coup politique d’une cour royale française aux abois, à l’époque où peut-être l’unité de la France et de l’Angleterre aurait pu changer le cours de l’histoire du monde.
Tocqueville date très précisément le début de la fin pour l’ancien régime. C’est lorsque Charles VII, le dauphin que Jeanne identifie, dont elle permets le couronnement, décide d’un impôt tout seul, sans États généraux, dans l’arbitraire royal, pour financer la guerre.
Et ma réflexion particulière est celle ci : en 1357, Paris tenta déjà, par une sorte de révolution, suite à des Etats Généraux – déjà la guerre avec l’Angleterre nous ruinait – de réformer la monarchie en lui donnant un cadre – l’Angleterre elle avait déjà depuis un siècle sa Charte – et ce fut l’échec d’Etienne Marcel.
D’ailleurs, Paris, en 1429, refusa de redevenir française. Elle était au main des bourguignons depuis 1420. En 1436, ce sont les bourgeois de Paris, et non les nobles, qui s’allièrent au roi de France. Ils simulèrent une émeute, à la porte Saint Denis, obligeant les anglais à découvrir la porte Saint Jacques, par où entrent les troupes royales. Les troupes anglaises se réfugient …. À la Bastille. Oui, notre Bastille historique, avant d’être autorisées à quitter la ville pour rejoindre Rouen.
Paris joue un rôle prépondérant dans notre histoire depuis des siècles. La question, c’est si cette fois encore l’étincelle aura lieu là.
Je crois, personnellement, que la société atomisée actuelle s’embrasera non sur des questions d’émeutes populaires ou non, de quartiers ghettos, mais dans un embrasement des petites villes et des départements oubliés.
C’est là que vit plus de 60% des classes populaires, celles qui s’abstiennent aujourd’hui.
Or, Victor Hugo l’a toujours dit : « le bulletin de vote remplace le fusil », et donc, si le français délaisse le bulletin de vote, il ne lui restera plus que le fusil.




