« Mépriser le droit de suffrage, c’est rétablir le droit d’insurrection » (adapté de Victor Hugo)

mars 19, 2023 0 Par Mathias Weidenberg

Vivre à Berlin c’est visiter l’histoire.
Contrairement à ce que pensent beaucoup de français, cette histoire allemande ne se réduit pas à 1933-1945. Et, lorsqu’on réfléchis aux facteurs qui conduisent à 1933, tout n’est pas un point Godwin, de nombreux parallèles sont pertinents pour comprendre le temps contemporain.
On est aussi frappé combien rien n’était inéluctable : il y avait des moments décisifs, des croisées des chemins.
D’ailleurs, malgré deux dictatures totalitaires, l‘Allemagne a réussie à construire un régime parlementaire dans une économie sociale de marché et une démocratie sociale développée.

J’ai depuis 23 ans que je vis ici des petits rites. Le 1 janvier, au plus tard le 2, je fais un tour de vélo.
Mais l’entraînement ne reprends vraiment qu’en mars. J’ai, pour lancer ma saison, deux traditions : je visite toujours le cimetière des martyrs de mars 1848, puis, un peu plus en forme, je vais à Oranienbourg, visiter le camp de concentration de Sachsenhausen. Ce camp, ouvert dès 1933, devenu rapidement le camp modèle et l’école des SS, a rodé le système en brisant et tuant des syndicalistes, des socio-démocrates, des libéraux démocrates, des communistes, des intellectuels juifs, des anarchistes.
Les premiers déportés sont d’abord des gens engagés des classes populaires et ouvrières.

Aujourd’hui, j’ai décidé de commencer où un cycle de l’histoire s’achève. La maison de Karlshorst est le lieu de la capitulation allemande, celle qui compte, en mai 1945.


Cette défaite, avec dans la cour de cette maison tout ce matériel de l’armée soviétique, clôt un cycle de l’histoire où deux croisées se présentèrent pour l’Allemagne, en 1848, moins d’une siècle avant la défaite, en 1919, à peine 26 ans plus tôt.


J’ai donc rejoint le cimetière des martyrs de mars 1848, situé dans le parc du peuple.
Le 18 mars 1848, il y a 175 ans, et seulement trois semaines après que les français aient renversé un roi, pour la troisième fois, et proclamé la seconde république, les citoyens et citoyennes de Berlin, alliance des nationaux-libéraux rêvant d’une constitution parlementaire unifiant l‘Allemagne comme un état de droit respectant les droits universels, et des classes populaires et ouvrières, déjà organisées, souhaitant participation et partage dans la nouvelle société capitaliste, manifestaient devant le palais du roi de Prusse.
Les forces de l’ordre chargèrent, en tirant, les premiers morts déclenchent la colère de tout Berlin qui se couvre de barricades. Le roi, inquiet, propose un compromis. Les combats cessent, les 270 morts sont portés en cortège devant le Palais Royal où le roi s’incline au passage des dépouilles, avant d’être enterrées au cimetière actuel. Mais l’impulsion donnée inspire toute l’Allemagne, toute l’Europe.
Pendant deux ans, les pouvoirs despotiques, Autriche et Russie en tête, vont massacrer l’espoir d’une évolution démocratique et sociale. L’empereur François-Joseph, âgé de 18 ans en 1848, le futur mari de Sissi, parlera de son enivrement à sentir le sang des viennois massacrés dans la répression – Vienne aussi s’était rebellée, après qu’une manifestation de femmes ouvrières réclamant de meilleurs salaires avait été chargée au sabre par la cavalerie.
C’est ce même empereur qui mourra en 1916 deux ans avant son empire, humant le sang des millions de morts de la première guerre mondiale qu’il provoqua. Et c’est pourquoi toute représentation au cinéma de Sissi sans tout le sang de son mari sur ses bottes est un mensonge. C’est pourquoi elle sera assassinée par un ouvrier anarchiste: pour les crimes de son mari et de sa classe.
La première république allemande naît à Berlin 70 ans après les journées de mars 1848, apres l’échec du printemps des peuples européens, dans la foulée de la défaite de novembre 1918, et la fin du massacre des peuples européens. Le soulèvement entraîne la proclamation de la République, et se transforme en révolte sociale. Le pouvoir, dominé alors par des socialistes qui avaient fait alliance en 1914 avec l’empereur de Prusse et trahi Jaurès, prends peur, et fera assassiné les spartakistes, et leurs dirigeants, Liebknecht et Rosa Luxembourg.
Les morts de 1919 sont aussi enterrés avec ceux de 1848. Pas tous bien sûr – beaucoup furent noyés dans les canaux de Berlin.
Mais l’échec de cette révolution crée un divorce de sang entre socialistes du SPD et communistes du KPD. Leur incapacité à franchir ce fleuve de sang les affaiblira face aux nazis.
Ce qui fait ensuite la différence, c’est le centre libéral, qui très tôt, méprise la démocratie parlementaire, gouverné par décret et ordonnances, contourne les situations de minorités parlementaires et fait édicter des lois sans les voter, en menaçant de dissolution. Il préférera aussi les gouvernements de technocrates.
En 1933, des dirigeants du centre et des technocrates forment un gouvernement de coalition et nomment Hitler à la chancellerie.

1945 ouvre un autre chapitre. Pendant 4 ans, il n’y a plus de souveraineté allemande. Les 4 armées occupantes gouvernent. Ce n’est qu’à partir de 1949 que deux États sont formés, l’un dans la partie occupée par les américains, les britanniques et les français, l’autre par les soviétiques. Ce second État sera une dictature, où règne la surveillance de la Stasi.
Pendant 40 ans, ce régime de non-droit s’imposera, construira un mur à Berlin.
Ce sont encore une fois les forces populaires, manifestant à Berlin, mais aussi à Leipzig, Dresde, Cottbus, Rostock, qui vont réussir la seule Révolution allemande victorieuse. Le pouvoir communiste est-allemand est tenté par la violence, et il y’en aura dans les manifestations, mais sans que l’ordre de tirer ne soit donné. Les interpellations arbitraires se succèdent, mais ce pouvoir est à bout, politiquement, socialement, financièrement. A la chute du mur de Berlin, un 9 novembre 1989, à 200 m de mon logement actuel, c’est aussi le système de la Stasi qui s’effondre. Pour empêcher la destruction des archives, des centaines de citoyens est-allemands se ruent au quartier général des services secrets et l’occupent. Depuis, c’est devenu un musée.

La révolution de 1848 aurait pu entraîner l’Allemagne sur un autre chemin.

La France a eu besoin de trois révolutions, et trois défaites militaires, pour s’extraire de la monarchie, de l’impérialisme, et construire une République sociale.
La révolution de 1789 se déclenche sur fonds d’une crise budgétaire et fiscale, et d’une forte inflation. Elle consacre des droits universels, et la force necesssaire du parlement en République.
Achevée par un coup d’état militaire, la première république meurt juridiquement dans le fracas de la défaite et l’occupation militaire d’un tiers de la France par les prussiens, les autrichiens, les russes et les anglais en 1815.
La deuxième révolution français est celle qui nous a laissé certains des plus beaux symboles d’un peuple luttant pour sa liberté : le tableau de Delacroix « la liberté guidant le peuple », la colonne de la Bastille.


C’est un roi qui ne supporte pas l’absence de majorité absolue au parlement, pourtant élu seulement par 100 000 riches français, qui décide de le contourner par ordonnance et décret, et de dissoudre, la loi qu’il veut n’ayant pas de majorité.

Charles annonce en quelque sorte le 49.3 de l’époque.

Furieux, le peuple manifeste, les forces de l’ordre tirent, les barricades s’érigent, le roi est chassé. C’est les trois journées glorieuses de juillet 1830. Chacun des noms des martyrs de ces trois journées sont inscrits sur la colonne.

Porte Saint Martin, juillet 1830


C’est pourquoi elle est là : pour rappeler le droit à l’insurrection face à l’injustice et au non respect du droit, du parlement.
En 1848, on va ajouter aux martyrs de 1830 de nouveaux noms sur la colonne.

Le roi, un autre, refuse encore de reconnaître l’absence de majorité, et est agacé d’être critiqué dans la presse. Il veut faire passer un décret, une ordonnance, pour limiter la liberté de la presse. Le peuple se rebelle, et en quelques jours, le roi, couronné par l’insurrection 18 ans plus tôt, s’enfuit.

Barricade sur St Maur, première photographie d’un événement historique, juin 1848


C’est la naissance de la seconde République.
Victor Hugo, défendant la souveraineté du peuple et le suffrage universel déclarera « le droit d’insurrection est aboli par le droit de suffrage » dans un discours célèbre prononcé en 1850 à l’assemblée nationale.
Et c’est vrai inversement : mépriser le résultat d’un scrutin qui ne donne pas la majorité absolue à un chef d’état c’est rétablir le droit d’insurrection.
La seconde république meurt d’un nouveau coup d’état militaire, et il faudra une nouvelle défaite militaire, une nouvelle occupation par une Allemagne se réunifiant à … Versailles, pour proclamer la troisième République.
La Commune de 1871, c’est notre 1919. C’est l’échec à construire la synthèse sociale de la République.
Il va nous falloir 74 ans pour aboutir à ce compromis nécessaire, après la défaite de 1871, le massacre des ouvriers par les libéraux conservateurs.
Alors, il y eut aussi 1936, qui effraye la bourgeoisie libérale nationaliste, elle préfère en 1940 Petain, Laval, Flandin, Herriot, la collaboration, Drancy, le Vel d’hiv, la milice, et Sigmarigen.
C’est ailleurs, c’est à Londres autour de de Gaulle, en France dans la clandestinité des réseaux socialistes et communistes, que naît le compromis social et politique qui domine la République française depuis 78 ans.
Le programme du CNR et la constitution de la Quatrième République prévoient une « République sociale ». Des instruments concrets de ce nouveau pacte social sont mis en place : sécurité sociale, démocratie syndicale, gestion paritaire, système de retraite par répartition.
La cinquième république conserve tout cela.

Des 1789, on avait conscience d’une exploitation de la classe nombreuse par les classes favorisées.


Le gaulliste Chaban Delmas voulait aller plus loin encore dans la cogestion dans les entreprises, sur le modèle de l’économie sociale de marché allemande où les syndicats ont, dans les entreprises, autant de pouvoir que le patronat et l’actionnaire.
Sa défaite marque le début d’une profonde vague réactionnaire, voulant démonter tout ce que notre histoire a construit depuis 1789.

Raymond Barre, premier ministre de Giscard d’Estaing, précurseur de Macron


Il y a des phases de résistance, comme le vote en 1981, et les deux premières années du gouvernement Mauroy, ou pendant la cohabitation de 98-2002.
Mais depuis 20 ans il n’y a aucune différence fondamentale entre les pouvoirs, et tous font la peau à la République sociale. Jusqu’en 2022, cela fonctionnait, les diversions (Europhiles contre Europhobes, front républicain contre la famille Le Pen et sa corruption, rejet du bruit et fureur du populisme de gauche) fonctionnaient.


En Juin 2022, le peuple français a dit : nous ne voulons pas de l’extrême droite, mais toi, le représentant libéral de cette réaction contre la République sociale, stop. Tu vas devoir négocier, faire des compromis, trouver des consensus dans l’opinion et à l’assemblée.

L’assemblée nationale sortie des urnes n’a pas de camp avec une majorité absolue. C’est la volonté du droit de suffrage.


Comme Charles X, comme Louis-Philippe, le roi repubkicain actuel refuse le respect de la volonté des urnes. Il triche, et passe par 49.3 sans vote. Il rétablit de fait le droit d’insurrection de Victor Hugo.

France et Allemagne ont une union de sang : c’est celle, entre 1848 et 1851, unissant le martyr de deux députés, Robert Blum, exécuté malgré son immunité à Vienne un 9 novembre, et Baudin, tué en s’opposant au coup d’état militaire du premier président de la république française élu au suffrage universel, un 2 décembre.
L’histoire allemande est riche de 9 novembre décisifs, la France, de 2 décembre.
Que l’histoire européenne aurait été différente, les deux députés du côté des vainqueurs de l’histoire.

Baudin « vous allez voir comment on peut mourir pour 25 francs » 2 décembre 1851
Robert Blum, 9 novembre 1848 à Vienne

Alors, en ce moment, la lutte en France contre la réforme des retraites est une croisée des chemins. Il ne s’agit pas que d’une loi.
Il s’agit de tout !