Le purgatoire

octobre 2, 2020 0 Par Mathias Weidenberg

Ce gouvernement continue à considérer que les entreprises devraient “privilégier” si elles le souhaitent le télétravail, que de nombreux directeurs et cadres français considèrent comme une émancipation intolérable de la contrainte au cœur du rapport de subordination induit par le contrat de travail.
Car on est comme ça en France : la culture du management est restée bloquée en 1950.
Alors les entreprises ne privilégient pas le télétravail, et imposent des contraintes présentielles.
Et le gouvernement, du coup, s’attaque aux salariés dans leur temps de repos, sans aucune cohérence sanitaire.
Les œillères idéologiques de ce pouvoir profondément libéral l’empêchent d’être à la hauteur de la crise en cours.
Peu importe les ratiocinations conspirationistes sur des effets à la marge de ceux qui ne voient dans le Covid qu’une grippe plus carabinée : le monde entier est dominé par cette crise, l’économie mondiale plonge.
La réalité de la saturation rapide du système de santé au printemps dernier est aussi indéniable. Loin de limiter la surmortalité aux malades du Covid, l’afflux de pneumonies graves a aussi empêché bien d’autres hospitalisations nécessaires.
C’est là l’un des enjeux de santé publique – qui corresponds d’ailleurs aussi à l’enjeu d’éducation nationale.
L’idéologie libérale, comme d’ailleurs l’idéologie libertaire de certains sociologues gauchistes aux excès de language aussi destructeurs que des polémistes racistes, pose au cœur l’affaiblissement de l’Etat.
Il doit réduire ses recettes, réduire ses dépenses, cesser ses activités en les confiant à bas prix à des sociétés privées plus soucieuses de dividende que d’intérêt commun, et privatiser à bas prix son patrimoine pour que des spéculateurs en tirent de gros bénéfices privés.
Toutes les fonctions de l’Etat doivent se réduire ! C’est l’idéologie que notamment la cour des comptes mets en musique dans des rapports n’étudiant jamais le retour sur investissement du bien commun et public.
Suivant cette idéologie, on a donc affaibli l’hôpital, la police, l’armée, vendu les routes, vendu l’énergie, saccagé la recherche, réduit l’école, le secondaire, l’université, privatisé des filières de grandes écoles. On se prépare depuis longtemps à privatiser le rail. On en organise l’asphyxie pour en justifier la vente à vil prix.
On a organisé un discours contre ceux qui, citoyens engagés pour le bien commun, ont fait le choix de servir la Nation en servant l’Etat.

Ce gouvernement est confronté à une crise économique profondément due à l’interruption de la demande, à la réduction de celle-ci par le chômage et d’autres mécanismes de baisse des rémunérations.
Il a choisi ce qu’il sait faire depuis 20 ans : une relance “de l’offre”. On a claqué des centaines de milliards dans l’offre, sans conditionnalités ni contrôles, sans aucun résultat.
Le seul résultat tangible, c’est que la France est devenu le pays rémunérant le mieux les actionnaires du monde.
Chaque année, le pays donne 56 milliards de plus que l’Allemagne aux actionnaires.
C’est autant qui aurait dû être destiné au réinvestissement qui part alimenter les comptes courant internationaux, et qui reviennent en France sous forme de spéculation immobilière.
Si les français ne peuvent pas se payer un toit, c’est parce que les prix de l’immobilier sont aussi alimentés par la spéculation réalisée par ceux qui touchent les dividendes – fond de pension, particulier riche ou société de valorisation des patrimoines.

L’idéologie de ce gouvernement trouve cela très bon, desirable, souhaitable, et remarquable.
L’Etat recule, la société cesse de l’être, le contrat social se délite, et cela est souhaitable.
D’ailleurs, il y a a encore beaucoup de monde pour crier à “un pays communiste, regardez le poids des dépenses publiques, des prélèvements, nous sommes champion du monde”.
C’est en tout faux.
Car dans l’histoire de France, le poids des dépenses publiques n’a jamais baissé dans le PIB par une baisse en valeur, mais parce que l’économie florissait. Et les grandes périodes de prospérité nationale ont toutes une chose en commun : un État entrepreneur, propriétaire d’activités économiques, prenant la responsabilité de garantir un taux d’investissement, de recherche et d’innovation accompagnant cette prospérité.
Jamais les capitalistes français n’ont par eux même investis suffisamment. C’est même le drame des années 1920-1935 que la combinaison, en France, comme de notre temps, d’une politique déflationniste, orientée sur l’offre, et d’un sous investissement du privé, désorganisant d’ailleurs la reprise industrielle nécessaire au réarmement.
La France a réussit à avoir, en 1940, autant de chars modernes que l’Allemagne. Petain avait imposé depuis l’école de guerre une doctrine imbécile qui les rendit inopérants.
Mais cet effort industriel ne fut pas possible sans les nationalisations et les investissements publics sous le front populaire.

Jamais l’Etat – depuis 1910 – n’a aussi peu été propriétaire d’entreprises. Jamais le privé n’a autant manqué aux espérances que les gouvernements placent en lui, en ne créant pas, malgré les gigantesques transfers fiscaux en sa faveur, les conditions d’une croissance supérieure au rythme de long terme de croissance des depenses publiques.
Certains disent “mais ces dépenses publiques doivent d’abord baisser” – alors il faudra baisser le nombre de citoyens vivant dans ce pays. Si un peuple croit, son état aussi. C’est mécanique.
Le nier est imbécile.
Les Liberaux français sont des imbéciles.

La crise pandémique, disait le président, est une “guerre”. Sa myopie idéologique criminelle l’empêche cependant d’aller au bout.
Si nous sommes en guerre, nous avons besoin d’une économie de guerre, administrée, et subordonnée à la victoire.
Or, cette guerre se gagnera non pas à la corbeille de la bourse, mais dans un service de réanimation.

Incapable de changer d’idéologie en fonction de la situation, ce que le jargon contemporain appelle “intelligence situationnelle”, et l’histoire, “comprendre l’esprit du temps présent”, ce gouvernement laisse faire et continue de désarmer l’état, les hôpitaux, les écoles, les colleges, les universités, les transports en commun, les infrastructures. La route est vendue à vil prix en cachette.

Les employeurs ne privilégient pas le télétravail ? Peu importe, ils ne seront même pas rappelés, sur le ton de ladmonestation utilisée par contre pour “les jeunes”, “les marseillais”, “la banlieue”, à leur responsabilité.

D’ailleurs l’Etat donne l’exemple, le mauvais: les jours de carence n’ont pas été suspendus, envoyant les salariés travailler malgré les tests Covid positif, puisqu’on punit de retenues salariales celui qui voudrait se soigner.

Car au fond de l’idéologie libérale se trouve la punition. Ce n’est pas une idéologie de liberté, mais de purgatoire. Nous sommes tous coupables par définition.

Il est possible d’agir différemment, d’épouser d’autres conceptions de la relation de travail, de celle au cœur du contrat social, tant dans une entreprise, une société, une Nation.
La valeur c’est pas celle de la culpabilité – travestie sous le nom de “responsabilité” – mais celui de la confiance.

Mon employeur a envoyé dès le 5 mars tous ses salariés dans le monde en télétravail.
Il a prolongé la directive permettant le télétravail jusqu’à fin juillet de l’an prochain.
Il a aussi développé et lancé une solution technologique d’aide au retour au bureau dans les meilleures conditions sanitaires et économiques, qu’il utilise là où les bureaux rouvrent à 20% de leurs capacités.
Le retour est conditionné à des certifications à obtenir sur les règles à respecter, et la cohérence du rôle dans l’entreprise. Il est donc basé sur le volontariat.
La plupart des salariés ont beaucoup regretté la mise en télétravail. Mes équipes notamment, où nous vivons de l’intelligence collective, du partage et de l’échange, mais aussi des émotions collectives, l’ont au début douloureusement ressentis.
Nous avons mis en place de nombreuses manières de poursuivre cette manière de travailler sans se rencontrer physiquement. Peu à peu, l’entreprise a permis de commander les équipements nécessaires à s’équiper en bureaux chez soi. Chacun s’est peu à peu organisé.
Il y a eu des salariés avec un contrat de travail dans un pays allant retrouver un conjoint, une famille dans un autre pays, pas toujours en prévenant. Chacun a voulu – et pu – faire au mieux, tout en assurant ses missions, celles définies par le contrat de travail et la fiche de poste. On a fait confiance.
C’est possible de travailler ainsi.
Aujourd’hui, mes équipes apprécient la liberté que donne le télétravail intelligemment organisé, l’autonomie, et les instruments de partage et d’échanges mis en place. Peu sont revenus au bureau, et surtout des jeunes parents, des collaborateurs empêchés par une raison ou une autre de travailler de chez eux. On a pu organiser des petites rencontres informelles, privées. Notre productivité n’est pas réduite, notre esprit d’équipe s’est reformé. Certains ont eu le Covid, ou l’ont vu dans leurs cercles proches. Des clients l’ont eu. Nous avons conscience de la réalité de la pandémie, mais nous avons confiance.

Le nouveau monde ne sera pas le retour à l’ancien. Les nouveaux modes de travail sont là non comme des solutions de pis aller, transitoires, mais des réalités pérennes.
Cela va entraîner une redéfinition de beaucoup des cadres du travail et de la relation de subordination.

En un sens, les professions administratives, intellectuelles, supérieures ou moyennes, les fonctions ne nécessitant pas de machines outils et de matières premières dangereuses, ni de contact direct, ressemblent aux artisans tisserands des années d’avant les filatures industrielles, de ces ateliers familiaux qui formèrent les bataillons révoltés de Lyon devant la mécanisation de leurs métiers.

Il y a là une émancipation qu’une Nation de contremaître comme l’est la France ne peut supporter. C’est aussi inacceptable à ces Liberaux qui construisent depuis trente ans un purgatoire.

Alors on convoque à du présentiel obligatoire, sans suivi contact, car c’est plus important de s’assurer que les gens obéissent bien à l’exercice de contrainte, et soient rappelés à leur rapport de domination, dominés.

La société des libéraux tourne le dos à la confiance, ne connaît que la punition et l’accumulation pour une classe considérée de nature, par sa richesse, pure, sans tache, ni responsabilité, libre, donc sans devoirs. C’est l’hédonisme asocial de ceux que leur aisance permet d’être misanthrope sans être asociaux.

Le purgatoire du plus grand nombre est la fabrique du paradis de quelques pervers riches.

Je rêve de reconstruire le pacte de confiance des citoyens. Cela suppose de mettre au pas ceux qui trompant tant de fois la confiance, ne veulent aucun pacte, seulement interdire et ordonner.
D’ailleurs, ne gouvernent ils pas par ordonnances.