Confession
Confession
A l’âge de 14-15 ans, comme beaucoup d’adolescents, j’ai eu une période un peu compliqué. J’ai notamment accumulé une colère impossible à exprimer ou à retenir, qui s’est retournée contre l’autorité que j’avais en face de moi, c’est à dire l’équipe des enseignants, surtout le professeur principal, et les matières qui ne m’intéressaient pas.
J’étais en seconde en lycée, et assez rapidement, mes bulletins scolaires ont montré une très forte dissymétrie, entre 12 et 15 en français ou en histoire, entre 2 et 5 en biologie et en mathématique.
Rapidement redoublant, ma deuxième seconde ne fut pas non plus “paisible”. Mes camarades de l’époque peuvent en témoigner.
Mon professeur principal en première seconde l’était aussi en seconde seconde. Toujours aussi déterminé à me rebeller contre sa matière, les mathématiques, je commençais une opération systématique de trolling des cours ne m’intéressant pas, c’est à dire ceux imposant des règles qui m’apparaissaient insupportables.
Il devait arriver ce qui arriva, plus mauvaises notes en allemand, en mathématiques, en matière scientifique, je fus recalé pour la première général et réorienté vers le bac G.
Ma mère, douce et aimée, et ma prof d’histoire, où j’avais 18 de moyenne, décidèrent de faire appel, et après une haute lutte, je fut envoyé en première littéraire.
Ma colère toujours aussi mal identifiée avait trouvé un autre objet, et je la canalisais dans un esprit de revanche à obtenir bien sûr le bac, mais surtout à accéder à une hypokhâgne.
À l’époque, je n’avais absolument aucune idée de ce qu’était une ENS en général, où une grande école en particulier. Intéressé, sans doute par imitation du milieu familial, par le journalisme, je ne voyais que Sciences Po Bordeaux comme débouché, et apprit en cours d’hypokhâgne tous les délices (formation rémunérée, statut, réseau) que pouvait offrir une ENS.
Mais ça ne m’intéressait pas, et vous l’avez compris, si je n’ai pas de l’intérêt, je vais pas me motiver.
Je me retrouvais donc, après une khâgne, un concours d’entrée directe, et un cursus en parallèle en fac d’histoire, muni d’un diplôme d’IEP et d’une licence, et de plusieurs échecs en Capes comme en Agrégation (La combinaison diplôme IEP et license donnant accès à l’époque au concours d’agrégation d’histoire). J’avais perdu en route le désir de revanche, et du coup, la motivation à réussir dans le cadre trop rigide d’un programme de concours.
Mes plus mauvaises notes au bac, littéraire donc, rappelons le, étaient donc en allemand et en mathématiques.
Aujourd’hui, je suis Senior (parce que beaucoup moins jeune qu’à 15 ans) Vice-président d’une société américaine vendant des solutions technologiques complexes, Intelligence Artificielle, logiciels informatiques, solutions de transformation numérique dans le “Nuage”, et je travaille tous les jours avec mes employés, mes collègues, mes clients en allemand.
Mon revenu dépasse d’ailleurs celui de la plupart des personnes ayant fait une ENS, ou ayant rêvé d’en faire une comme notre président.
L’industrie pour laquelle je travaille, le numérique, et mon métier, la vente, sont tous les deux repaires de profils d’ingénieurs et “ingénieurs commerciaux”.
Vu mes déboires avec les mathématiques, vous comprenez l’ironie.
En Allemagne, pays où l’on pratique la langue que je n’ai jamais maîtrisé en France.
Et mon rapport à l’autorité ? Et bien, figurez vous que la liberté, c’est une affaire dans la tête. N’empêche que l’autorité, aujourd’hui, c’est moi, vu mes responsabilités, qui l’incarne.
Mais la colère, elle, est toujours là.
Mon parcours ne vaut pas parce que c’est une “réussite”. Qui peut dire que réussir, c’est ceci, ou cela. Rien de tout cela ne nous accompagnera lorsqu’il s’agira de tout quitter. La réussite ne peut donc être que dans l’influence heureuse de ce qui vit, et non dans l’accumulation de ce qui est immobile car inerte.
Cependant, je contemple cette ironie : ni les choix d’orientation quand j’avais 12 où 15 ans, ni les choix de l’équipe enseignante à cet âge, ni les diplômes à 18 ou 22 ans ne déterminent qui est une personne, ou ce qu’elle deviendra.
J’aurais pu dériver – j’ai connu des années de précarité, de chômage, de contrats d’indépendant bidon, de dettes accumulées auprès des proches et les joies du crédit revolving.
Une vie se joue à de nombreux moments, et chacun emmène ailleurs. Il n’y a pas une direction.
C’est plus un labyrinthe de chemins empruntés tous en même temps qu’une voie unique.
Alors j’avoue que je garde une deuxième colère, la plus forte : celle contre le déterminisme social d’une société de classe pétrifiée dans son immobilisme.
Mon parcours est juste un pied de nez à ce prof de mathématiques et à toute l’idéologie de la sélection, de l’écrémage social. C’est un doigt d’honneur à toutes ces élites à la française. C’est une revanche intellectuelle contre ces compassés du bulbe des classes supérieures nourries au respect du diplôme, engagés dans les luttes pitoyables X contre Pont, Inspection des Finances contre tous, Grandes Écoles contre valletaille abondante et misérable.
Sur ce, il me semble que la classe sociale à laquelle mon revenu, qui ne fut jamais un objectif, mais est un produit, une conséquence, me rattache, a décidé de détruire avec une grande détermination toutes les valeurs qui me sont chères.
Halte die Ohren steif, comme on dit ici!
Ce petit conte moral de rien du tout n’avais que le but de ne jamais croire aux “lois d’airains” qui déterminent une société.
Ces lois servent ceux qui ne veulent pas être défiés.
Alors lorsqu’un accident de parcours comme le mien – car je suis un accident, une anomalie, un oubli dans le processus, et non un exemple, non un destin reproducible, c’est l’étrangeté de cette histoire qui en fait l’intérêt, l’exception confirmant l’immobilisme oppressant d’une société décrépie en bout de course, prête à basculer dans l’autoritarisme plutôt que d’accepter la fraternité – survient, c’est un hasard. Mais cela me donne une responsabilité : celle de ne pas me rallier à la classe où je suis – finalement – parvenu.
Ah oui : je ne crois pas au mérite individuel des self made men. Trop de hasards et de coups de chance sont intervenus dans ce parcours, de rencontres surtout, pour que je n’ai pas conscience de mon peu de mérite dans l’affaire.
Ou plutôt : chacun a autant de mérite, tous nous sommes égaux en mérites, la fortune, capricieuse, en éblouit quelques uns, mais c’est une folie de ne pas reconnaître dans l’éblouissement le parcours erratique de celle-ci, et l’éphémère de la chose.
Alors voilà : la fortune ma souri, et ma foi, je n’ai d’autre mérite que de l’avoir embrassée, sans cependant croire une seconde que j’en menais la danse.