Le devoir de mémoire, l’amnésie volontaire

février 4, 2023 0 Par Mathias Weidenberg

Il n’y a plus de mémoire des causes et crises poussant les sociétés européennes dans les bras fascistes dans l’entre deux guerre. Les 90 ans de la prise de pouvoir d’Hitler n’ont suscités ni dossier, ni débat.
Le “point Godwin” sert l’amnésie, condamne à tout revivre.

Corruption de la haute fonction publique, concentration des médias dans les mains des industriels, campagnes de presse diabolisant les gauches en générale, le droit de grève et de manifester, rendant le fascisme acceptable aux opinions et la gauche insupportable, inflation sans rattrapage des salaires, chômage endémique ou emplois peu rémunérés ne sauvant pas de la pauvreté, privatisation des services publics, retraite par capitalisation plutôt que par répartition, violences policières contre les cortèges des syndicats, justice injuste chassant les pauvres et excusant les riches, folie de la spéculation financière et puissance des grands trusts, gouvernements utilisant décrets et ordonnances pour éviter le vote au parlement des lois, antisemitisme et xénophobie, recherche de boucs émissaires identitaires :
Les années 1920-1933 ne sont pas un point Godwin. Elles sont l’histoire qu’il ne faut pas oublier.
Or, on oublie, et on revit.

Hier, un journal de centre droit allemand titrait “donnons une chance à la post fasciste Meloni”. Ce groupe de presse menait des campagnes diffamatoires et xénophobes dès février 2015 après la victoire de la gauche en Grèce, contribuant à l’attaque des spéculateurs sur la dette public de ce pays.
Avant-hier, plusieurs journaux français parlaient du plan du président de centre droit français Macron de dissoudre l’assemblée avant 2027 pour “désenchanter Le Pen” en la laissant accéder à Matignon.
La perspective d’une telle cohabitation ne semble pas les mettre autant en apoplexie que celle d’une cohabitation Macron-Melenchon en 2022.

Il y a 90 ans, le 31 janvier 1933, les dirigeants du centre droit et de la droite allemande s’entendaient pour mener une coalition avec le parti NSDAP qui n’avait pas de majorité parlementaire sans eux. La nouvelle coalition mets en place une cohabitation entre le conservateur prussien Hindenburg à la présidence et Hitler à la chancellerie.
Dès le 4 février, il y a exactement 90 ans, ce gouvernement signait ce que l’on appellerai aujourd’hui une ordonnance, le “décret pour la protection du peuple allemand”, restreignant libertés de la presse, de réunions, de manifestation, étendant les pouvoirs du ministre de l’intérieur.
Le ministre de la Justice signé le décret, ce n’est pas un nazi, mais un dirigeant du parti conservateur.

Ce décret avait été préparé par le gouvernement de von Papen en décembre 1932. Ce gouvernement serait ce que l’on appellerai aujourd’hui un gouvernement ”technique”, de technocrates et de cadres issus de l’industrie sans affiliation partisane, seul le parti conservateur DNVP, mêlant libéralisme économique et nationalisme nostalgique de l’empire, apparaissant dans ce gouvernement. Il comptait l’une des premières femmes député allemande, Behm, qui mit en place un système d’assurance sociale pour les femmes travaillant depuis chez elles en 1929.
Le parti compétait aussi le ministre de l’agriculture du gouvernement Papen, le père de von Braun, l’inventeur des V1 et V2, construits par des deportes juifs dans le cadre de l’extermination, puis des fusées de la NASA.

Von Papen, officiellement alors sans parti, est issu du Zentrum, le grand parti du catholicisme politique. Il en fut un éminent dirigeant jusqu’en 1932. Il le quitte pour pouvoir devenir chancelier en succession de Brüning, lui aussi membre du Zentrum, grand adepte de la politique de l’offre, de la modération salariale, et de l’état faible.
On estime que la politique déflationniste de Brüning est à l’origine du regain électoral du NSDAP dans les années de crise.

Le Zentrum, qui était au centre du parlementarisme sous l’empire et sous la république de Weimar, se définissait comme catholique social et conservateur. Si le parti, qui vote les pleins pouvoirs à Hitler fin mars 1933, se dissout alors, et est recréé en 1945, l’essentiel de ses membres et électeurs se retrouverons dans la CDU ou la CSU bavaroise.
Les idées du “cabinet des barons” avec deux théoriciens, l’un du terme “troisième Reich”, l’autre, un certain Carl Schmitt, se retrouvent complètement dans les idéologies apparentes de par exemple monsieur Bolloré, certains discours de Zemmour et Ciotti, mais aussi dans les utopies autoritaires de Macron et Darmanin.
Le corpus économique est très proche des thèses défendues par Dussopt, Borne et Le Maire.

La coalition de Hitler le 30 janvier 1933, qui signe les décrets du 4 février, est donc à la fois une alliance de technocrates, de dirigeants issus de la droite conservatrice libérale, et du catholicisme social, avec le national-socialisme.

Dès mars 1933 von Papen crée une fondation pour construire un pont idéologique et social entre “catholicisme et nazisme”.

Ci-dessous : le journal du SPD Vorwärts du 6 fevrier 1933 réagissant à son interdiction en suite du décret du 4 février “la fin de la liberté de la presse”.